2 - EXIL
Février 1939
Je n’ai pas vu le nom du bateau sur lequel nous sommes montés. Un chalutier, je crois. Nous étions nombreux, entassés pendant trois jours et trois nuits sur le pont. Sans vivres. Juste un peu d’eau, de café et de pain. Moi j’avais mes oranges et mon gâteau, c’était le Pérou ! Les gens faisaient leurs besoins sur le pont, car il n’y avait pas d’autres solutions. Comme il n’arrêtait pas de pleuvoir, les odeurs étaient encore supportables. Je me souviens surtout de la promiscuité, des bruits, des cris, des discussions qui ne s’arrêtaient jamais, du sommeil qui ne venait pas… Et puis, un matin, quelqu’un a dit : « Tierra ! ». Nous arrivions au port de La Pallice. La dame, toujours couleur serin, me dit de prendre ma valise et de la suivre. Au début du voyage, elle avait fait scandale, hurlant qu’elle avait oublié son dentier à Bilbao et qu’elle exigeait que la République française le lui remplace sur le champ. Les marins pêcheurs, français, avaient beaucoup rigolé, ce qui n’avait pas calmé la petite dame. Je l’ai suivie à la descente du bateau. J’ai pris alors conscience de l’importance réelle du groupe une fois rassemblé sur le quai. Une majorité d’enfants. Sans doute beaucoup d’orphelins, d’autres envoyés par leurs parents pour les protéger des bombardements et des derniers combats. La plupart n’avaient rien d’autre que les vêtements et les chaussures qu’ils portaient sur eux. « Attention, ne me perds pas ! » m’a dit la « dame serin ». Elle s’est retournée vers la mer et elle a ajouté à voix très basse, mais je l’ai bien entendu j’en suis certaine : « ¡arriba España! » Prise de panique, j’ai remonté la file en courant à perdre haleine pour m’éloigner au plus vite de cette buveuse de sang, ainsi que m’en avait parlé Tante Encarna. Je ne l’ai jamais revue. Et je n’ai jamais compris ce que faisait là cette franquiste. Fuyait-elle son pays ou, pire, infiltrait-elle les réseaux d’enfants exilés pour mieux mettre la main sur leurs parents ? Puis on nous a conduits jusqu’à la gare maritime pour nous répartir dans différents trains. Il a fallu de nouveau faire la queue. J’apercevais au loin des tables et de la nourriture. Derrière, des religieuses faisaient la distribution de vivres. Au secours tante Encarna ! Pourquoi m’as-tu abandonnée ? Je ne sais pas où j’ai trouvé la force… Toujours accrochée à ma valise, je suis partie à l’opposé de la file et me suis retrouvée sur un quai de gare : un train était arrêté. Des wagons jaunes et rouges avec des fenêtres vitrées, la porte était grande ouverte, je suis monté dans le véhicule… C’est ainsi que je me suis retrouvée à Parthenay. À l'âge de huit ans.
Dans la micheline, je me dis qu’il allait falloir descendre à un prochain arrêt. J’ai faim, je suis sale. Comme un jeu, je décide que ce sera la 8e gare, 8 ans, 8e gare, logique… Je sais compter jusqu’à 1000, alors… 6e, puis 7e, puis 8e… Tout le monde descend…